J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisés, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf.(p. 9)
King Kong Théorie est un manifeste féministe, moderne et ravageur, à mi-chemin entre l’essai et l’autobiographie. En effet, si le texte s’appuie sur des travaux théoriques (féministes et historiques), il se fonde aussi sur un récit autobiographique dans lequel Despentes parle crûment de ses expériences personnelles : un viol à 17 ans, une période de prostitution, une expérience de la pornographie… King Kong Théorie est un récit à la fois intime et militant, c’est ce qui en fait parfois la limite : le récit Despentes est en effet assez « auto-centré » ; elle semble parfois ériger son opinion, sa façon d’avoir vécu viol, prostitution et pornographie en généralisation. Ceci dit, elle a le mérite d’apporter un autre point de vue sur ces problématiques, un point de vue inédit, qui bouscule et interroge, et c’est là sa force.
Dans son texte, Despentes interroge de manière frontale la définition du féminin, déconstruit la catégorisation binaire des identités masculine et féminine et décortique les mécanismes de domination masculine et d’appropriation du corps des femmes qui conduisent à leur assujettissement politique, économique et sexuel. Elle invite tant les femmes à prendre en main leur existence que les hommes à réfléchir sur eux-mêmes, à prendre leur place. Elle revendique moins une stricte égalité entre les sexes que la reconnaissance des identités, des choix individuels et prône la liberté totale à disposer de son corps. Son texte est un cri « pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres » ; un cri de rage, de douleur, et de désir de vérité. C’est un texte qui interroge, heurte, enrage, dévaste, fait rire, effraie, réveille… Iconoclaste, féroce et captivant, c’est un texte coup de poing, libertaire et crucial.
« Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens de l’esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école, bonne maîtresse de maison mais pas bonniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toutes façons je ne l’ai jamais croisée, nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. » (p. 14)
« Qu’on se promène en ville, qu’on regarde MTV, une émission de variétés sur la première chaîne ou qu’on feuillette un magazine féminin, on est frappés par l’explosion du look chienne de l’extrême, par ailleurs très seyant, adopté par beaucoup de jeunes filles. C’est en fait une façon de s’excuser, de rassurer les hommes : « regarde comme je suis bonne, malgré mon autonomie, ma culture, mon intelligence, je ne vise encore qu’à te plaire » semblent clamer les gosses en string. J’ai les moyens de vivre autre chose, mais je décide de vivre l’aliénation via les stratégies de séduction les plus efficace. » (p. 21-22)
« Les hommes dénoncent avec virulence injustices sociales ou raciales, mais se montrent indulgents et compréhensifs quand il s’agit de domination machiste. Ils sont nombreux à vouloir expliquer que le combat féministe est annexe, un sport de riches, sans pertinence ni urgence. Il faut être crétin, ou salement malhonnête, pour trouver une oppression insupportable et juger l’autre pleine de poésie. » (p. 29)
« Alors, comment expliquer qu’on n’entende presque jamais la partie adverse : « j’ai violé Unetelle, tel jour, dans telles circonstances ? » Parce que les hommes continuent de faire ce que les femmes ont appris à faire pendant des siècles : appeler ça autrement, broder, s’arranger, surtout ne pas utiliser le mot pour décrire ce qu’ils ont fait. Ils ont « un peu forcé » une fille, ils ont « un peu déconné », elle était « trop bourré » ou bien c’était une nymphomane qui faisait semblant de ne pas vouloir : mais si ça a pu se faire, c’est qu’on fond la fille était consentante. […] dans la plupart des cas, le violeur s’arrange avec sa conscience, il n’y a pas eu de viol, juste une salope qui ne s’assume pas et qu’il a suffi de savoir convaincre. […]
Il n’y a vraiment que les psychopathes graves, violeurs en série qui découpent les chattes à coups de tessons de bouteilles, ou pédophiles qui s’attaquent aux petites filles, qu’on identifie en prison. Car les hommes condamnent le viol. Ce qu’ils pratiquent, c’est toujours autre chose. » (p. 38-39)
Je pourrais ainsi multiplier indéfiniment les citations et extraits à méditer, mais mieux vaut vous inviter, tout simplement, à lire le livre !
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⭐⭐⭐ Virginie Despentes, King Kong théorie, éditions Grasset, 2006, 158 pages, 13,90 €.
Une question : est-ce que tous les points abordés restent d’actualité 12 ans plus tard ?
12 ans plus tard et après la vague #MeToo ce texte, sur le fond, reste étonnement actuel… Je pense toutefois qu’il est sans doute mieux « compris », « entendu » et « accepté » aujourd’hui qu’à sa sortie.
Je me posais la même question que Autist Reading.
Bon, je prévois de continuer à lire Despentes, de toute façon
De toute façon, il FAUT lire Despentes ! 😉
Je crois que je ne l’ai toujours pas lu. Bon sang, mais qu’est-ce que j’attends ?!
C’est un livre court et percutant, qui se lit vite. Donc, plus d’hésitations : il FAUT le lire ! 😉