Pain, liberté, justice sociale !
J’ai couru vers le Nil raconte la révolution égyptienne de 2011, ce Printemps arabe qui a gagné la jeunesse du Caire, ce mouvement libératoire porteur de grandes espérances, et la répression qui s’est ensuite abattue sur les Égyptiens. Mêlant la petite histoire à la grande, Alaa El Aswany raconte ces quelques jours qui ébranlèrent son pays, de l’occupation de la place Tahrir jusqu’à la brutale reprise en main du pays par l’armée avec la complicité des Frères musulmans et des élites économiques. Il se fait le porte-voix d’une jeunesse qui a cru au changement jusqu’à obtenir le départ du président Moubarak (au pouvoir depuis 30 ans), puis qui a vu ses espoirs cruellement réprimés, annihilés.
« – Vous pouvez m’expliquer le but de ces manifestations ?
Je lui ai répondu :
– Le but est d’obliger Moubarak à démissionner pour que nous élisions un nouveau président et que nous construisions un État démocratique.
Il m’a répondu en essayant de cacher son ironie sous un sourire courtois :
– Tout ça, ce sont des belles paroles. J’espère que cela se réalisera, mais vous êtes vraiment convaincue qu’Hosni Moubarak va démissionner à cause des manifestations ?
– C’est très possible.
– Il a avec lui l’armée et la police, et vous ?
– Nous avons une cause juste.
– La justice ne triomphe pas toujours. » (p. 157)
Par une série de portraits croisés, il fait revivre autant les héros que les bourreaux de cette révolution manquée, passant de personnages tirés des rues du Caire à ceux œuvrant dans les couloirs du pouvoir. Militaires, représentants des médias, autorités religieuses, patrons d’entreprises, gens du peuple, étudiants… Des hommes et des femmes de tous âges et de tous milieux qui disent l’Égypte d’aujourd’hui, la corruption endémique et l’hypocrisie avec laquelle certains se servent de la religion pour arriver à leurs fins. Il y a le richissime général Ahmed Alouani, chef de la sécurité d’État, aussi pieux que tortionnaire ; sa fille Dania, étudiante en médecine qui veut suivre son ami Khaled, activiste qui soigne les blessés des manifestations ; cheikh Chamel, prédicateur corrompu de télévision, maître penseur abêti par sa propre propagande ; il y a aussi Achraf, petit acteur mais grand bourgeois copte qui transforme son appartement en centre opérationnel pour les manifestant de Tahrir, et sa domestique-amante musulmane Akram ; il y a encore l’ambitieuse Nourhane, présentatrice télé s’érigeant en icône musulmane et son mari Issam, ancien communiste désabusé ; il y encore Asma l’enseignante qui refuse de se voiler et Mazen l’ingénieur idéaliste, défenseur des ouvriers, qu’elle a rencontré dans une réunion politique ; et puis, il y a cette foultitude de jeunes gens qui sont l’avenir et l’espoir de l’Égypte… Tous ces personnages se croisent, s’aiment, luttent, s’opposent, se trahissent, tuent… Chacun porte naïveté, espoir, désir, engagement, courage, ambition, cynisme, hypocrisie, frustration, lâcheté, peur, violence… Chacun incarne une des facettes de cette révolution. Mais face aux contestataires, les forces armées, les autorités économiques et religieuses, et les personnalités culturelles et médiatiques se rassemblent pour discréditer le mouvement, afin d’accréditer la thèse selon laquelle l’Égypte serait victime d’un complot ourdi par Israël et les États-Unis… et la répression se fait dans le sang. Et l’innommable assombrit alors les pages de ce roman parcouru d’un fol espoir déçu.
« Les Égyptiens vivent dans “une république comme si”. Ils vivent au milieu d’un ensemble de mensonges qui tiennent lieu de réalité. Ils pratiquent la religion d’une façon rituelle et semblent pieux alors qu’en vérité ils sont complètement corrompus. Tout en Égypte est “comme si” c’était vrai, alors que ce n’est que mensonge sur mensonge […] » (p. 421)
Alaa El Aswany est un conteur extraordinaire : il mêle habilement toutes ces voix disparates en un récit vivant, haletant, puissant. Il raconte à hauteur d’homme cette révolution manquée et met en exergue ce moment de bascule, tant dans la vie de ses personnages que dans la destinée de leur pays, ce point de rupture, cet instant clé de l’histoire où un ordre jusque-là considéré comme immuable aurait pu s’effondrer. Et, malgré son ton parfois cynique et désillusionné, malgré l’innommable qui assombrit parfois ses pages, ce roman grouille de vie et compose un vibrant hommage à la jeunesse, à sa ferveur et à son courage.
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⭐⭐⭐ Alaa El Aswany, J’ai couru vers le Nil (Al-Joumhourriya Ka’anna), roman traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier, éditions Actes Sud, 2018 (2018), 428 pages, 23 €.
J’adore cet auteur et j’ai appris plein de choses dans ce roman ! Tu as raison, Alaa El Aswany est un grand conteur.
J’adore moi aussi cet auteur ! j’ai aussi lu « L’immeuble Yacoubian » et « Chicago » : c’est toujours un régal dans la forme et très intéressant sur le fond.
Une lecture qui doit être passionnante du point de vue historique.
En effet, j’ai appris plein de choses !