[roman] « Le bal des folles » Victoria Mas

« En dehors des murs de la Salpêtrière, dans les salons et les cafés, on imagine ce à quoi peut bien ressembler le service de Charcot, dit le « service des hystériques ». On se représente des femmes nues qui courent dans les couloirs, se cognent le front contre le carrelage, écartent les jambes pour accueillir un amant imaginaire, hurlent à gorge déployée de l’aube au coucher. On décrit des corps de folles entrant en convulsion sous des draps blancs, des mines grimaçantes sous des cheveux hirsutes, des visages de vieilles femmes, de femmes obèses, de femmes laides, des femmes qu’on fait bien de maintenir à l’écart, même si on ne saurait dire pour quelle raison raison exactement, celles-ci n’ayant commis ni offense ni crime. Pour ces gens que la moindre excentricité affole, qu’ils soient bourgeois ou prolétaires, songer à ces aliénés excite leur désir et alimente leurs craintes. Les folles les fascinent et leur font horreur. Leur déception serait certaine s’ils venaient faire un tour dans le service en cette fin de matinée. […]
Loin d’hystériques qui dansent nu-pieds dans les couloirs froids, seule prédomine ici une lutte muette et quotidienne pour la normalité. » (p.14-16)

Nous sommes à Paris en 1885, une époque où les sciences et l’occulte cohabitent et où la psychanalyse balbutie. Eugénie, 19 ans, est « fille de bonne famille ». Elle est vive et curieuse, elle s’intéresse au arts et aux sciences, et son avenir est tout tracé : devenir épouse (de préférence silencieuse) et mère. Mais Eugénie a un secret : elle entend des voix, notamment celle de son grand-père décédé… Et elle commet l’imprudence de confier son secret à sa grand-mère. Alerté, son père la fait interner à l’hôpital de la Salpêtrière. Là, elle côtoie « démentes », « hystériques » et « maniaques », peut-être moins folles que victimes. Il y a Louise, l’adolescente violée par son oncle et Thérèse , la prostituée qui a jeté son souteneur dans la Seine… La plupart enfermées dans cet asile aux airs de prison parce que coupables de déranger l’ordre social. Et puis il y a Geneviève, l’infirmière-gardienne, femme autoritaire convaincue du bien fondé de sa mission, convaincue par les méthodes du professeur Charcot qui soigne ses patientes-cobayes de la Salpêtrière par l’hypnose et les compressions ovariennes lors de leçons publiques théâtralisées devenues des rendez-vous mondains où se croisent bourgeois et artistes. C’est de la confrontation entre Eugénie la spirite et Geneviève la rationaliste que va surgir un espoir ténu d’évasion.

Si j’ai regretté le style simple, plat et sec de ce roman, j’ai par contre apprécié son histoire qui, au contexte historique (l’histoire de la Salpêtrière à la fin du XIXe siècle et les avancées en neurosciences de Charcot), mêle de jolis portraits de femmes. Victoria Mas donne voix à toutes ces femmes qui, bien trop souvent, n’ont pas été internées pour des raisons de santé mais pour des raisons morales ; plutôt que d’aliénation mentale, c’est d’une aliénation sociale dont elles sont victimes. En effet, si à l’hospice Eugénie côtoie quelques authentiques malades (dépressives ou épileptiques par exemple) elle y rencontre surtout des mendiantes, des prostituées, des épouses volages, des jeunes filles insolentes… bien souvent internées par leur propre famille car trop indociles. Et peu à peu on se prend d’affection pour toutes ces marginales magnifiques, aussi fortes qu’extravagantes, joyeuses et attachantes.

Victoria Mas dresse ainsi un portrait effroyable de la condition féminine au XIXe siècle. Et puis, il y a cette évocation terrible des leçons publiques de Charcot et du « bal des folles », ces rendez-vous mondains du plus mauvais goût ou le Tout-Paris bien-pensant s’encanaille et joue à se faire peur en côtoyant le temps d’une soirée celles qu’ils réprouvent. C’est glaçant d’hypocrisie et de cynisme.

« Mais la folie des hommes n’est pas comparable à celle des femmes : les hommes l’exercent sur les autres ; les femmes, sur elles-même. » (p. 113)

Le bal des folles est un livre énergique et touchant.

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⭐ Victoria Mas, Le bal des folles, éditions Albin Michel, 2019, 250 pages, 18,90 €.

16 commentaires sur “[roman] « Le bal des folles » Victoria Mas

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  1. On sent plus d’enthousiasme dans ton billet que dans plusieurs que j’ai lus depuis la sortie du roman et qui m’ont refroidi de m’y plonger à mon tour… Du coup, si jamais l’occasion se présente, je lui donnerai sa chance.

    1. Elle a des défauts (le style est franchement plat), mais cette histoire reste plaisante et prenante, et son héroïne est très attachante : on a envie qu’elle s’en sorte ! Donc oui, je la conseille ! 😉

  2. Le thème et l’époque me tentent beaucoup. J’attends avec impatience la sortie en poche. Malgré le style un peu faible,l’aspect documentaire semble bien se mêler au romanesque d’après ce que tu en dis.

    1. L’aspect documentaire reste léger mais en effet il sert bien l’intrigue et cela m’a clairement incitée à faire quelques recherches pour en savoir plus sur la Salpêtrière et sur les méthodes très contestables de Charcot.

  3. Comme The Autist, j’avais décidé de passer mon chemin suite à plusieurs avis négatifs, et… je persiste, malgré ton enthousiaste pourtant convaincant. Trop à lire, et je préfère rester sur le très bon souvenir que m’a laissé La salle de bal d’Anna Hope, sur le même thème..

  4. pour Charcot et la Salpétrière plus que pour le style alors…mouais. on verra. pas plus tentée que cela.

  5. Ah oui, tu es plus enthousaste que moi, même si j’en garde a posteriori un bon souvenir. Le portrait est glaçant mais il m’a quand même manqué de la profondeur.

    1. Nos avis se rejoignent, sauf que moi je garde en premier le bon moment de lecture quand tu vois en premier le manque de profondeur (avis que je partage) ! 😉

  6. Désolée, j’ai des problèmes pour laisser des com sur certaines plateformes… J’ai écouté ce roman en début d’année et j’ai beaucoup aimé l’atmosphère…

    1. Tu n’es pas la première à me signaler des difficultés pour laisser des commentaires, mais je ne sais pas à quoi c’est dû… C’est agaçant !
      L’atmosphère, un brin oppressante / inquiétante, est bien décrite je trouve.

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