[roman] « L’adversaire » Emmanuel Carrère

L'adversaire - Emmanuel Carrère

Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné. Il avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas.

Le samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tue sa femme, ses enfants, ses parents puis, tente, en vain, de se tuer lui-même. L’enquête révèle qu’il n’était pas médecin à l’OMS comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu’il n’était rien d’autre. Il mentait depuis dix-huit ans et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d’être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard…

Emmanuel Carrère raconte donc la vie insensée de cet homme qui, pendant des années, va inventer sa vie, la bâtir sur des mensonges, falsifications et escroqueries, fragile château de cartes qui finit par s’écrouler dans un drame. A tous, amis et famille, il a toujours menti, édifiant autour de lui et des siens un monde irréel dont l’impensable est que, dix-huit ans durant, personne ne dépassa les fragiles apparences.

En quinze ans de double vie, il n’a fait aucune rencontre, parlé à personne, il ne s’est mêlé à aucune de ces sociétés parallèles, comme le monde du jeu, de la drogue ou de la nuit, où il aurait pu se sentir moins seul. Jamais non plus il n’a cherché à donner le change à l’extérieur.
Quand il faisait son entrée sur la scène domestique de sa vie, chacun pensait qu’il venait d’une autre scène où il tenait un autre rôle, celui de l’important qui court le monde, fréquente les ministres, dîne sous des lambris officiels, et qu’il le reprendrait en sortant.
Mais il n’y avait pas d’autre scène, pas d’autre public devant qui jouer l’autre rôle.
Dehors, il se retrouvait nu. Il retournait à l’absence, au vide, au blanc, qui n’étaient pas un accident de parcours mais l’unique expérience de sa vie.

Par ce texte, ce qu’Emmanuel Carrère souhaitait établir

ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu’il était supposé passer au bureau ; qu’il ne passait pas, comme on l’a d’abord cru, à trafiquer des armes ou des secrets industriels ; qu’il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois.

Et le texte d’Emmanuel Carrère, troublant, n’est jamais aussi fort que quand il laisse la fiction s’emparer du réel. Le personnage de meilleur ami de Jean-Claude Romand, notamment, est poignant dans sa stupéfaction. Les conjonctures quant à l’état d’esprit de Jean-Claude Romand paraissent aussi très « justes », ainsi que la façon dont s’est construite sa vie chimérique, comme à son insu, hors de sa volonté, hors de son contrôle, un mensonge en entraînant un autre, inéluctablement (« Comment se serait-il douté qu’il y avait pire que d’être rapidement démasqué, c’était de ne pas l’être ? »). Emmanuel Carrère explore ainsi le psychisme d’un homme capable de se duper lui-même, capable de se laisser convaincre par ses propres mensonges, à tel point qu’il en arrive par moment à ne plus discerner lui-même où se situe la vérité.

De plus, Emmanuel Carrère évite l’écueil moraliste : Il n’émet jamais de jugement de valeur ni sur Jean-Claude Romand ni sur ses actes. Il livre les faits, bruts, en restant neutre et sobre.

Mais là où son texte m’a moins convaincue, c’est dans la façon dont, à plusieurs reprises, Emmanuel Carrère ramène ce drame à lui. Ce « je » qui s’immisce dans l’incompréhensible et qui ose le « moi aussi », m’a étonnée et gênée. Les faits sont tellement effrayants et abominables qu’il paraît aberrant de chercher ainsi à les ramener à soi. Car malgré les petits mensonges et autres lâchetés, intrinsèquement humains, que nous commettons tous et qui parsèment une vie, peut-on sincèrement se souvenir d’un seul évènement de nos vies qui puisse, même vaguement, se rapprocher de celui-ci par l’intensité de l’horreur qui le caractérise ?

______________________________

⭐⭐ Emmanuel Carrère, L’adversaire, éd. Gallimard, coll. folio, 2002 (2000), 219 pages, 6,40 €.

Du même auteur : La moustache.

13 commentaires sur “[roman] « L’adversaire » Emmanuel Carrère

Ajouter un commentaire

  1. C’est ce qui est souvent reproché à Emmanuel Carrère : dans plusieurs de ses titres (là où c’est le plus flagrant, c’est dans « D’autres vies que la mienne »), il mêle à son sujet des bribes de sa vie privée, des considérations personnelles… Cela ne m’a pas gênée personnellement. Ce que j’avais vraiment aimé dans ce titre, c’est la façon dont l’auteur tourne autour du mystère Romand sans jamais parvenir à le percer, et qu’il assume cet échec.

    1. Sa façon de parfois ramener à lui cette histoire « hors norme » m’a dérangée en effet. Mais, comme toi, et hors cet aspect, j’ai aimé la façon dont il aborde ce sujet pourtant très difficile à mettre en mots. Sans jugement, et en gardant la part d’inconnue de cette histoire, sans chercher à tout prix à combler les « vides » et les incertitudes…

  2. ça fait froid dans le dis cette histoire, je connais l’histoire évidemment et à chaque fois que j’en entends parler j’en ai des frisson, ce vide pour moi c’est comme une absence d’humanité tout simplement, brrrr et re brrrrr 🙂

    1. Oui, ça fait froid dans le dos, et ça reste totalement incompréhensible : égocentrisme ? psychopathie ? Emmanuel Carrère n’apporte pas de réponse à ce questionnement-là, il livre juste quelques clés, quelques pistes…

  3. Il est vrai qu’Emmanuel Carrere aime cet exercice de s’intégrer dans ses livres. C’est original… Quant à celui-ci, il est effectivement bouleversant et un excellent film en a été tiré.

    1. Je ne savais pas qu’il y avait eu une autre adaptation ciné ! Je viens d’en trouver le titre : « L’emploi du temps » de Laurent Cantet. A voir donc !

Laisser un commentaire

Site Web créé avec WordPress.com.

Retour en haut ↑